Le travail, panacée pour les uns, aliénation pour les autres, suscite depuis bien longtemps des débats passionnés. Pour autant, l’infatigable spectre du chômage fait trop souvent de l’ombre aux conditions mêmes dans lesquelles le travail s’exerce. Selon la DARES1, les conditions de travail en France se sont détériorées depuis la crise du COVID 19. Pour 11% des actifs, les conditions se sont nettement dégradées. La réforme des retraites proposée début 2023 n’a pas vraiment arrangé le sort de ces travailleurs. La contestation liée à cette réforme n’a malgré tout pas suffit à empêcher son adoption par l’assemblée. Dans cet article, nous nous demanderons comment mesurer la qualité de l’emploi ? Comment les conditions de travail ont-elles évolué en France ? En quoi se sont-elles détériorées ?
La mesure de la qualité de l’emploi
Cet indice a été développé par l’institut syndical européen (ETUI) pour étudier et comparer la qualité de l’emploi dans tous les pays de l’UE. Il se focalise sur 6 dimensions principales.
- La qualité des revenus, qui n’étudie pas le niveau de vie mais la prévisibilité et l’adéquation des revenus. Le but étant de savoir si les personnes interrogées arrivent à estimer le montant de leur revenu dans les mois qui arrivent et s’ils ont les capacités de subvenir à leurs besoins jusqu’à la fin du mois. Même si cet indice est plus précis que le niveau de vie, il est tout de même influencé par le fait que les salaires bas tendent à être moins prévisibles puisqu’ils sont souvent précaires, et donc instables.
- Les formes d’emploi et la sécurité de l’emploi, qui regarde en fonction des types d’emplois existants (CDI, CDD, autoentrepreneur…), leur stabilité de ces emplois.
- Le temps de travail et l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, qui présente de nombreuses disparités au sein de l’UE malgré la mise en place d’une directive en 2019.
- Les conditions de travail, qui s’intéressent à l’intensité du travail, l’autonomie du travail et les facteurs de risque physique.
- Le développement des compétences et des carrières, qui évalue le pourcentage de travailleurs ayant participé à une formation le mois précédent et/ou analyse si les emplois offrent de bonnes perspectives de carrière.
- La représentation et l’expression des intérêts collectifs (analyse des systèmes de représentation et d’expression collective présents dans chaque pays ainsi que leur pouvoir).
Pourquoi mesurer la qualité de l’emploi ?
La plupart des gouvernements utilisent le taux de chômage comme indicateur principal de l’emploi dans leurs pays. Mais cet indicateur ne permet en aucun cas d’évaluer la qualité des emplois existants et rend donc impossible une analyse nuancée du marché du travail. Par exemple, la croissance économique d’un pays ne donne aucune indication sur la qualité de vie de ses habitants (la Finlande est le pays le plus heureux du monde et la croissance de son PIB est de -1.8).
Où se situe la France par rapport à ses voisins ?
Selon l’ETUI, la valeur moyenne dans l’Union européenne de la qualité de l’emploi est de 51,6 points sur 100 (données de 2021). Le Danemark est le meilleur état avec un indice de 87,6 sur 100, suivi de la Suède, des Pays-Bas et du Luxembourg. La Grèce est dernière du classement avec 13,4 points sur 100, suivi par la Pologne (27,9) et la Bulgarie (33,4). La France est sous la moyenne européenne avec seulement 48,9 points sur 100.
Qu’est-ce qui explique ces disparités ?
Une corrélation a été mise en évidence entre qualité du travail et taux d’emploi. En effet, “dans les pays où les emplois sont de meilleure qualité, la participation au marché du travail, mesurée par le taux d’emploi, est également plus élevée”, indique l’ETUI (La qualité de l’emploi explique 40% de la variation du taux d’emploi dans les pays membres de l’UE). Par exemple, la Roumanie possède un indice de qualité de l’emploi de 34,2 et un taux d’emploi d’environ 62 % alors que les Pays-Bas ont un indice de 79,2 points pour un taux d’emploi de 80 % (carte de la qualité de l’emploi en Europe).
Comment expliquer que l’indice de qualité de travail soit sous la moyenne européenne en France ?
La France est certes au-dessus de la moyenne européenne sur les conditions d’emploi (stabilité et sécurité – cases en bleu) mais en dessous sur les conditions et la qualité de travail ainsi que l’accès à la formation et aux perspectives de carrière (cases en rouges).
Comme le montre le tableau ci-dessous, ce sont les conditions de travail qui tirent vers le bas la qualité de l’emploi en France. La France étant particulièrement mauvaise en termes de risques physiques et de qualité de l’environnement de travail.
En effet, dans l’Union européenne, l’étude sur la qualité de l’emploi met en évidence trois groupes bien distincts.
Le premier groupe présente de bons niveaux de salaires ainsi qu’un bon équilibre entre vie familiale et vie professionnelle.
Le groupe intermédiaire présente un taux d’emploi temporaire élevé et une représentation des salariés limitée. Les conditions de travail présentent un certain nombre de caractéristiques défavorables (positions fatigantes, délais serrés).
Enfin, le troisième groupe présente de faibles salaires et des niveaux d’accidents du travail élevés.
La France se situe dans le second groupe. Est ce normal pour la 7eme puissance mondiale d’être aussi mal classée ? Avons-nous vraiment les politiques de l’emploi que nous méritons ?
En ce qui concerne la qualité de l’environnement au travail, c’est un des points noirs de la France. Le bruit, un air contaminé (poussière, fumée), le travail en contact avec des produits dangereux, etc. Tout ceci contribue à marquer les corps et augmenter la pénibilité du travail, qu’elle soit morale ou physique (port de charges lourdes, travail dans des positions inconfortables, etc.). Cette dernière partie concerne surtout malheureusement les ouvriers qualifiés et non qualifiés, ce qui impacte significativement leur santé (fatigue, maladie, handicap…).
En effet, en fonction de la catégorie socioprofessionnelle, les risques ne sont pas les mêmes, ni présents en même proportion. En 2016, l’enquête SUMER a montré que plus de deux tiers des ouvriers exercent leur métier dans des conditions où les nuisances (sonores, qualité de l’air…) sont présentes quotidiennement contre seulement moins de un cadre sur dix. La moitié des ouvriers sont au contact de produits dangereux, contre 13,3 % des cadres.
Problème d’autant plus urgent que la France est le quatrième pays européen avec le plus haut taux d’accidents mortels au travail (en moyenne 2 décès par jour d’un accident du travail). Soit près du double de la moyenne de l’Union européenne.
Les problèmes contemporains liés au travail
Trois phénomènes contemporains peuvent illustrer les disparités existant sur le marché du travail actuel : l’impact des transformations technologiques, les “bullshit jobs” et l’ubérisation de l’emploi.
L’impact des transformations technologiques
Si l’’adoption d’innovations technologiques sur les lieux de travail tend à améliorer la stabilité des contrats et la rémunération, elles augmentent l’intensité du travail avec des horaires plus longs et variables et donc une plus grande difficulté à garder un équilibre avec sa vie personnelle. S’ajoute à cela une pression plus élevée et par conséquent plus de risques physiques (personnes plus fatiguées et tendues).
Par ailleurs, si les innovations technologiques tendent généralement à améliorer la qualité de travail des cadres, elles diminuent celle des ouvriers (moins d’emplois disponibles, salaires moins élevés). Cette pression est d’autant plus importante que cette même catégorie d’employé est aussi celle qui doit faire le plus d’efforts pour s’adapter aux innovations apportant encore plus de stress et d’injonctions de productivité (comment rivaliser avec des machines ? …). Nous sommes en plein dans la marche forcée vers l’innovation (technologique), celle-ci étant toujours considérée comme “bonne”.
L’ubérisation de l’emploi
Elle correspond à l’incitation de prendre des emplois précaires (généralement en rognant sur les conquis sociaux) pour faire baisser le chômage. L’exemple le plus typique est le travail rémunéré à la tâche tels que les livreurs ou les micro-tâches offertes sur internet. Ces travails répétitifs peuvent conduire à une usure mentale et/ou physique.
Les bullshit job
On définit le bullshit job comme “une forme d’emploi rémunéré, si totalement inutile, superflue ou néfaste, que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé de faire croire le contraire” selon David Graeber. En 2018, entre 27 et 40% des personnes interrogées au Royaume Uni et aux Pays bas estimaient que leur travail n’apporte pas “une contribution significative au monde”. De plus, depuis la crise du COVID 19, de nombreux salariés ont commencé à chercher à donner du sens à leur emploi.
Il y a quelques années on parlait de “la grande démission”, aujourd’hui on parlerait plutôt de “quête de sens” au travail. Cette quête de sens, qui est à relativiser dans le sens où elle concerne les plus privilégiés d’entre nous, a le mérite de poser très frontalement la question de la qualité et de l’utilité des emplois.
Conclusion
La France a donc encore un long chemin à parcourir pour se rapprocher des pays où l’indice de qualité de travail est le plus élevé. Ce chemin, pour être parcouru, ne pourra pas faire l’impasse sur la planification et bifurcation écologique que nous devons opérer. Le travail tient en effet un rôle central dans les atteintes que nous portons à la biosphère et constitue un des leviers principaux pour en respecter ses limites tout en assurant un plancher social convenable.
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📚 Sources :
- https://www.sciencespo.fr/liepp/fr/content/que-sait-du-travail-un-projet-de-mediation-scientifique.html
- https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/carte-la-qualite-de-l-emploi-en-europe/
- https://www.lemonde.fr/emploi/article/2023/05/29/la-qualite-de-l-emploi-et-du-travail-en-comparaison-europeenne-une-contre-performance-francaise_6175274_1698637.html
- La qualité de l’emploi en Europe- INSEE Ecostat410C
- https://www.lemonde.fr/emploi/article/2023/05/29/que-sait-on-du-travail-en-france-un-niveau-de-risques-physiques-relativement-eleve_6175277_1698637.html
- https://www.sciencespo.fr/liepp/fr/content/louis-maurin-valerie-schneider-les-conditions-inegales-du-travail-en-france.html
- https://www.uved.fr/fiche/ressource/le-doughnut-entre-plancher-social-et-plafond-ecologique
📌 Notes de bas de page :
- Déchiffrer le monde du travail pour éclairer le débat public. Voilà l’objectif de la DARES, qui publie des statistiques sur l’emploi, le chômage, le temps et les conditions de travail, le dialogue social, les rémunérations, les politiques de l’emploi, la formation professionnelle et les métiers. ↩︎