Le 14 octobre dernier, Jordan Bardella, président du Rassemblement National déclarait sur BFMTV et RMC que l’Aide Médicale d’État (AME) «[permet] aux étrangers en situation irrégulière de venir en France pour se faire recoller les oreilles aux frais de la princesse».
Cette affirmation – qui, nous allons le voir, relève du pur mensonge – alimente un récit que nous entendons souvent, régulièrement relayé par des personnalités politiques de droite ou d’extrême droite. L’AME, qui permet aux étrangers en situation irrégulière d’être soignés gratuitement sur le territoire français, encouragerait l’immigration illégale.
Et à première vue, le raisonnement semble incontestable : l’AME permet actuellement aux étrangers en situation irrégulière sur le territoire français d’être soignés gratuitement (sous certaines conditions). Elle inciterait donc des personnes mal prises en charge dans leur pays d’origine à migrer en France, et serait responsable d’une large partie de l’immigration illégale.
Seulement voilà : c’est plus compliqué que ça !
Voyons pourquoi…
Qu’est-ce que l’aide médicale d’État ?
Selon le site internet officiel service-public.fr, « l’Aide Médicale de l’État1 (AME) est un dispositif permettant aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins. Elle est attribuée sous conditions de résidence et de ressources ».
Existant sous diverses formes depuis 1893, l’AME est un symbole de l’État Providence à la française. D’abord appelée Assistance Médicale Gratuite, elle s’adresse d’abord aux malades les plus démunis, avant d’être étendue à toute personne résidant sur le territoire français à la création de la Sécurité Sociale en 1945. Depuis, le dispositif a été remanié à plusieurs reprises par des gouvernements successifs.
Aujourd’hui, l’Aide Médicale d’État permet à toute personne résidant depuis plus de trois mois en France et ayant des ressources inférieures à 10 000€ annuels2 de bénéficier gratuitement, et sans avance de frais, d’un panier de soins défini par la loi. Certains soins sont soumis à un délai de carence supplémentaire de résidence sur le territoire français pour pouvoir en bénéficier3. Mi-2023, le dispositif bénéficiait à 440 000 étrangers en situation irrégulière.
L’AME : « pompe aspirante » de l’immigration ?
En 2023, le gouvernement d’Élisabeth Borne a commandé un rapport d’évaluation de l’AME. La mission a été confiée à Claude Évin, ancien ministre de la Santé socialiste, et à Patrick Stefanini, haut-fonctionnaire et homme politique de droite, notamment directeur des campagnes présidentielles de François Fillon et Valérie Pécresse. Solidement étayé et bipartisan, le rapport fait aujourd’hui autorité sur la question.
La première conclusion du rapport est que « l’utilité sanitaire [de l’AME] est confirmée » pour la santé des bénéficiaires et de l’ensemble de la population, ainsi que du point de vue de la pression qui pèse sur le système de santé français. À ce titre, alors qu’on estime qu’une personne éligible à l’AME sur deux n’en fait pas la demande, les auteurs préconisent « le renforcement des actions de communication en faveur du droit à l’AME ». Cela permettrait de limiter le recours aux soins d’urgence qui pèsent fortement sur les dépenses et l’organisation du système de santé.
Au-delà de son utilité, le rapport conclut également que le dispositif est « maîtrisé pour l’essentiel ». Stefanini et Évin affirment que rien de permet d’affirmer que le dispositif soit générateur de fraudes ou d’abus structurels. Ils rappellent que l’AME est la prestation sociale de l’Assurance Maladie la plus contrôlée, et que le taux de fraudes détectées est comparable aux autres prestations sociales.
Pour ce qui est de l’incitation à l’immigration illégale, la conclusion du rapport est également sans appel : « L’AME n’apparaît pas comme un facteur d’attractivité pour les candidats à l’immigration ». Selon Stefanin et Évin, rien, ni dans les comparaisons avec les dispositifs d’accès au soin dans les autres pays d’Europe occidentale, ni dans le reste de leurs investigations ne permet d’aboutir à une telle conclusion.
À noter qu’il a été difficile d’établir une comparaison chiffrée entre les différents systèmes de santé. Alors que la France fait preuve d’une transparence exemplaire concernant ces données, il n’en est pas de même chez ses voisins européens. On peut néanmoins constater que tous les pays de l’Union Européenne comparables à la France (en termes de PIB et d’IDH4) disposent d’un dispositif d’accès aux soins pour les étrangers en situation irrégulière. Dans certains pays, le panel de soins proposés est même plus large qu’en France. C’est le cas par exemple au Danemark et dans certains Länder allemands, où ces soins sont cependant conditionnés à une participation financière. Dans d’autres pays, comme en Espagne, le panier de soins est identique pour les étrangers en situation irrégulière et les résidents légaux…
De façon générale, on ne peut pas conclure que le système de santé français rende notre pays sensiblement plus attractif que ses voisins en matière d’immigration.
La politisation de l’AME
Aucun doute possible : la déclaration de Jordan Bardella est manifestement mensongère, ou révèle une méconnaissance grossière de la question. Selon France Inter, en 2023, cinq bénéficiaires de l’AME ont eu recours à une otoplastie (une chirurgie des oreilles), à chaque fois pour motif médical. Cela représente un coût total de 11 660€ , soit seulement 0,001% du budget de l’AME. À noter que le budget de l’AME représente quant à lui 0,45% du budget de la Sécurité Sociale. Prétendre que l’AME pèse de manière disproportionnée sur les finances publiques, ou que les étrangers en situation irrégulière sont soignés au détriment des Français, est donc factuellement inexact.
Depuis une quinzaine d’années, l’AME est régulièrement prise pour cible par des personnalités politiques de droite et d’extrême droite. Ces derniers s’indignent de son coût financier présumé exorbitant et de sa prétendue incitation à l’immigration illégale. Aujourd’hui, les voix appelant à réduire drastiquement ou à supprimer l’AME sont de plus en plus nombreuses. Figurant dans le programme présidentiel de Marine Le Pen en 2022, la mesure a été également portée en 2021 par Michel Barnier, alors en campagne pour la primaire de la droite.
Devenu chef du gouvernement, son ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau s’est rapidement prononcé contre l’AME, déclarant : « Je ne veux pas […] que la France soit le pays le plus attractif d’Europe pour un certain nombre de prestations sociales, d’accès aux soins ». Le gouvernement Barnier apparaît en réalité divisé sur la question : plusieurs de ses ministres, dont Agnès Pannier-Runacher (ministre de la transition écologique) et Geneviève Darrieussecq (ministre de la Santé), se sont opposés à la suppression de l’AME.
Aujourd’hui, l’AME est devenu un symbole des discours d’une partie de la droite et de l’extrême-droite. On peut regretter que le débat autour de cette question se cristallise autour de représentations simplistes, voire, comme dans le cas de Jordan Bardella, de fausses informations. Le rapport Stefanin-Évin – loin de conclure que rien n’est à améliorer – propose des pistes de réformes (informatisation, contrôles, meilleure communication des droits…) rarement débattues, au Parlement ou sur la scène politique, de façon sereine et éclairée.
Accepter la complexité du débat
Chez Équinoxe, nous avons à cœur de tenir compte de la complexité du débat pour proposer une politique lucide, nuancée et sans oeillères idéologiques.
Alors qu’à première vue, le lien entre flux migratoire et prestations sociales pourrait sembler relever du bon sens, nous avons donc vu pourquoi (comme souvent en politique ! ) cette question est plus compliquée que ça !
- Officiellement, le dispositif se nomme « Aide Médicale de l’État ». ↩︎
- En 2024, 10 166€ pour une personne seule en France métropolitaine. Pour plus de détails sur les conditions d’éligibilité et les soins concernés, voir ici. ↩︎
- Opérations pour la cataracte, le canal carpien ou la pose de prothèse par exemple. ↩︎
- Indice de Développement Humain, qui évalue le niveau de développement des pays ↩︎