« Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique ! » : qui instrumentalise qui ?

Ocean viking anchored by volfegan

Contexte


En pleine séance de questions au gouvernement sur un projet de loi sur l’immigration, un élu du parti La France insoumise prend la parole pour évoquer la situation de migrants bloqués dans un bateau humanitaire en Méditerranée. Tandis que le député du Val-d’Oise déroule son propos, un de ses confrères RN lance : « Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique ! », selon la transposition retenue par le directeur des comptes rendus, Serge Ezdra. « Pas du tout ! », rétorque immédiatement Carlos Martens Bilongo, bien décidé à continuer son discours et à aller jusqu’au bout.

En visionnant la séquence, le député semble réaliser après un court instant de silence, que cette interjection a provoqué un émoi, lui qui prend pour la première fois — en tant que député — la parole à l’Assemblée Nationale. Au-delà de la trivialité de la saillie de Grégoire de Fournas, le genre neutre masculin et la nature des conjugaisons en français rendent ambigu les paroles du député d’extrême droite. Incapable de se dénoncer immédiatement lorsque la présidente de l’Assemblée nationale demande : « Qui a dit cette phrase ? », le député d’extrême droite, en lieu et place de clarifier son propos, fait au mieux preuve d’indécence lorsqu’il évoque le cimetière marin qu’est devenu la Méditerranée, au pire, contribue à faire craquer le vernis de leur dédiabolisation.

Quoi qu’il en soit, on peut toujours se demander si l’interjection « qu’ils retournent en Afrique » est condamnable et dès lors, si l’émoi provoqué est une instrumentalisation ? Si nous faisons face à du racisme décomplexé ? Et enfin si l’instrumentalisation est seulement politique ? Procédons point par point.

Une instrumentalisation politique ?


Crevons sans attendre l’abcès : peut-on qualifier Monsieur De Fournas de raciste ? Oui, sans trop de doute à la lecture de ses diverses réactions équivoques exhumés sur les réseaux sociaux. Il est raciste et plutôt décomplexé.

En revanche, cette phrase que M. Bilongo a forcément déjà entendue quelque part, il n’imaginait peut-être pas l’entendre dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. D’où la réaction de ce dernier qui semble réaliser (à tort ou à raison) d’après l’émoi suscité autour de lui, qu’il venait d’être insulté par une remarque l’excluant de facto de la communauté nationale dont il fait partie et ce, sur la seule base de sa couleur de peau. Bref, un propos raciste. Sans rentrer dans la récupération politique qui en a été faite par le gouvernement, on peut cependant se demander si M. de Fournas a bien tenu ces propos ? L’émoi est-il authentique ou est-ce une instrumentalisation ?

Commençons déjà par rappeler les conditions réelles des prises de parole au sein du Parlement. En effet, il n’est pas toujours facile d’entendre les premiers mots d’un contradicteur au Parlement alors qu’un député s’exprime déjà au micro. « Ce sont des passeurs ! » (NDLR : les ONG) hurla une première fois M. Grégoire de Fournas à l’élu LFI, avant de lancer à nouveau le fameux « qu’il(s) retourne(nt) en Afrique ! ». Le singulier et le pluriel étant ici homophones, nous ne pouvons être certains de rien si ce n’est que le député frontiste a bel et bien dit “qu’il(s) retourne(nt) en Afrique”.

Ce dernier étant déjà intervenu sur le fond du propos en parlant des ONG, on comprendrait mal pourquoi d’un coup, lui serait montée une réaction de racisme décomplexé pour hurler comme le dernier des demeurés « Retourne en Afrique ! ». C’est pourquoi nous pensons que LFI aurait dû attendre d’avoir plus d’éléments afin de créer une attente médiatique, propice à rappeler la dangereuse banalisation des idées d’extrême droite.


C’eût été l’occasion de souligner les positions xénophobes dudit député, ainsi que la profonde ineptie de sa remarque. Tout cela avant de rappeler la montée d’un racisme institutionnalisé en France, depuis les premiers plateaux de télévision de Jean Marie Le Pen, jusqu’à la percée médiatique d’Éric Zemmour et la razzia de Monsieur Bolloré sur les médias en France.

Ceci étant dit, que le député RN se soit exprimé sur le fond de la question ou qu’il se soit adressé à son confrère directement change-t-il quelque chose à l’affaire ? À notre sens, cela change effectivement quelque chose, et même beaucoup de choses.

L’instrumentalisation est-elle seulement politique ?


Toutes les réactions qui ont suivi cette séquence, comme à l’accoutumé, ne semblent pas tant avoir permis d’éclairer le débat. Selon les chaînes d’information que nous regardons, on peut effectivement y entendre tout et son contraire, pourvu que l’audimat soit au rendez-vous. Non pas que tous les médias, journalistes, invités et éditorialistes aient sciemment semé la confusion ou alimenté des postures de façade, mais plutôt parce que le flux perpétuel d’opinions, d’images, d’analyses, participe à la cacophonie et à la polarisation des opinions.

Commençons donc par rappeler que de nombreux commentateurs, journalistes et éditorialistes, qualifiant de racistes les propos du député RN, ont précisé qu’il n’y avait aucune différence à ce que M. de Fournas parle des bateaux ou de son confrère. Et sur ce point, nous ne sommes pas d’accord. Dire de migrants dans un bateau en détresse qu’ils n’ont qu’à retourner chez eux, c’est choquant.

Mais si le racisme de tels propos paraît si évident aux yeux de certains journalistes et éditorialistes de plateaux TV, où étaient ces mêmes gens, où était cette même indignation durant ces 5 dernières années, lorsque la droite française disait exactement la même chose à propos de l’Aquarius ? À quel moment ont-ils qualifié de racistes ces discours tenus par Marine Le Pen, Jordan Bardella, Sébastien Chenu ou encore Éric Zemmour ?

Que l’accusation de racisme soit fondée ou non (nous y reviendrons), cet opportunisme traduit une inquiétante faiblesse intellectuelle et morale chez ces personnes.

Au nom de quoi pouvons-nous continuer à leur faire confiance, s’ils changent d’opinion au gré du vent ? Peuvent-ils encore prétendre à donner leur avis à des millions de personnes depuis le piédestal que sont les chaînes télévisées et d’informations? L’honnêteté intellectuelle semble faire défaut à ceux qui ont la charge de nous éclairer sur la vie politique.

Comprenons-nous bien, l’examen de conscience n’est pas toujours agréable, il reste cependant salutaire. Avoir le privilège de parler plusieurs fois par jour — si ce n’est quotidiennement — à des millions de français n’est pas anodin et implique selon nous un souci pour la parole donnée1. Deux voies devraient s’offrir à ces gens qui ne se remettront bien évidemment pas en question, tant il est commode d’être à la fois juge et partie.


La première consisterait à dire que ce député avait le droit de tenir ses propos. La seconde, à assumer dignement son aveuglement durant ces 5 dernières années et à revenir sur son laissez-faire vis-à-vis des personnalités publiques qui disaient ouvertement que les migrants syriens traversant la Méditerranée au péril de leur vie devaient retourner chez eux. C’est une question de cohérence et de respect pour les français qui les écoutent d’une oreille confiante et attentive.

Faisons-nous face à du racisme ?


Au sens littéral, le racisme repose sur la considération de l’existence de races humaines. Sauf que le langage et les concepts évoluent. Aujourd’hui quand on parle du racisme, on fait référence à une définition usuelle : on parle d’une mentalité raciste héritée du racialisme du siècle passé et qui s’est depuis métamorphosée.

Peu de personnes sont aujourd’hui assez idiotes pour défendre une vision littéralement racialiste dans un débat public. En revanche, il demeure une grande partie de personnes qui sont xénophobes, c’est-à-dire qui promeuvent une haine de l’étranger en raison de caractéristiques ethniques et non plus raciales.

La différence c’est que d’un côté, une race serait prétendument héritée génétiquement, supposant que les qualités morales des individus s’héritent avec leur code génétique. Tandis que de l’autre, l’ethnie, qui est un mélange aux frontières plus abstraites entre des phénotypes et un héritage culturel, induirait des valeurs morales, et qu’une fois acquises, ces valeurs morales seraient comme gravées dans le marbre.

Il y a donc le sous-entendu, pour les racistes comme pour les xénophobes, d’une incompatibilité fondamentale entre nous et l’étranger. Il y a bien une nuance entre le racisme au sens racialiste et le racisme au sens de xénophobe. Cela n’invalide pas le fait de parler de racisme dans les deux cas, parce que ce qui est désigné par ce terme, ce n’est pas le fondement technique de la catégorisation des individus, mais l’idée même qu’il existerait une sorte de fatalisme de l’identité ethnique. Il y aurait un arrière-plan de valeurs morales dont on hériterait soit culturellement, soit génétiquement, et qui rendrait différents groupes humains fondamentalement incapables de cohabiter.

« Retourne en Afrique », « retourne dans ton pays » ou « retourne au bled », disons-le, c’est l’une des interjections racistes les plus communes. À combien de reprises les personnes rabaissées à leur couleur de peau, leur religion, leur style vestimentaire ou leur patronyme — ont-elles entendu cette phrase ? Si c’est bien ce que M. de Fournas a dit à l’encontre de son confrère, c’est effectivement grave et cela mérite une sanction.

En revanche, s’il parlait du bateau, alors sa prise de position est politique. Il y a des navires humanitaires dans la Mer Méditerranée avec à leurs bords des milliers de réfugiés. Certains représentants, notamment à LFI, estiment que la France a un devoir d’accueil. Les représentants du RN sont sur une autre ligne. À chaque fois qu’il leur a été demandé, ils ont systématiquement dit que ces personnes devaient être renvoyées d’où elles étaient parties et que la France n’avait pas vocation à les accueillir. Cette position, ils l’ont toujours eu, que ce soit dans leur programme ou leurs apparitions politiques.

La politique migratoire d’un pays, quoi qu’on en pense, est un sujet légitime à aborder, que ce soit pour parler des quotas, des conditions d’accueil, etc. Cela étant dit, quand on commence à distinguer une “bonne” et une “mauvaise” immigration selon l’origine ethnique, on commence à sentir le relent nauséabond qui s’en dégage. Nous sommes donc face à deux positions distinctes. Dans le premier cas, nous sommes face à l’expression décomplexée du racisme alors que dans l’autre, c’est une position politique qui est depuis longtemps présente dans le débat en France.

Ce qu’il faut à notre sens bien distinguer, c’est le message du messager. En l’espèce, le messager est bel et bien raciste, il n’y a aucun doute là-dessus. Mais si nous commençons à dire que ce propos pris isolément est raciste, alors nous ajoutons de la confusion en amalgamant le message et le messager. À moins qu’un propos isolé ne soit pas suffisamment précis pour qu’on l’établisse de fait et dans n’importe quelle situation, comme étant raciste, mieux vaut se garder d’utiliser le concept.

Est-ce que pour autant, entendre une telle interjection de la part d’un député RN qui est lui-même raciste, participe d’un imaginaire raciste plus difficile à saisir et à démontrer ?

Oui, de toute évidence. Certains membres de LFI se sont depuis exprimés plus en détails sur les liens entre le RN et le racisme, puisque c’est exactement là, plus que dans l’interjection du député, que se situe le problème.

Conclusion


LFI peut hurler et à juste titre, quand LREM, la droite et l’extrême droite utilisent des concepts épouvantails tel que « islamo-gauchisme » afin de disqualifier ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. Mais il semble problématique de tenir un tel discours et à son tour de qualifier sans plus de finesse et de façon aussi expéditive, un propos ou une personne de raciste. On ne peut être exigeant avec les mots et concepts que nos adversaires utilisent si nous ne le sommes pas aussi nous-mêmes.

L’exemplarité, dont nous avons déjà parlé sur notre blog, est un facteur absolument clé de la légitimation d’idées et concepts en science politique. Quant à l’argument consistant à dire qu’il est légitime d’être quelques fois malhonnêtes face à des adversaires politiques qui le sont régulièrement, nous ne pouvons y souscrire, car il ne faut jamais oublier que les personnes qui restent à convaincre, souscrivent bien souvent aux récupérations et instrumentalisations politiques que l’on combat.

Comment instaurer un climat politique permettant un débat dépassionné, à rebours de la scène politico-médiatique actuelle ? Comment redonner espoir en la politique, redorer l’image du politique, et montrer le cap si nous pointons du doigt des idées ou des méthodes que nous combattons ardemment, pour finalement user des mêmes procédés ?

À part renforcer les excès de populismes du style “tous pourris”, nous voyons mal quel bien durable cela peut-il faire à la société française…


Notes de bas de page :

  1. Quand nous employons l’expression « parole donnée », il ne s’agit pas simplement des paroles solennelles, des promesses, des engagements, des serments ou des contrats. Il s’agit de tout l’usage de la parole : dès que je parle, je donne ma parole comme parole de vérité. Une parole qui sera d’autant plus perçue comme telle eu égard à ma position sociale. ↩︎
Retour en haut