Taxe Zucman : peut-on vraiment imposer les ultras riches ?

Parti équinoxe - Article de blog taxe Zucman

Jeudi 12 juin 2025 : le Sénat rejette largement la proposition de loi visant à instaurer une taxe « Zucman », un impôt plancher sur le patrimoine des « ultra-riches ». La gauche promet de redéfendre la mesure lors de l’examen du budget 2026.

À l’heure où un effort budgétaire conséquent impliquant à la fois une revue des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires semble inéluctable, que penser de cette proposition ?
Étudions le sujet en suivant notre méthode CAP : constats, aspirations, propositions.

Chapitres
  1. Constats
  2. Aspirations
  3. Propositions
  4. Notre position : dépasser la taxe Zucman, encadrer le pouvoir économique
  5. Notes
  6. Sources

Constats

En quoi consiste cette proposition ?

L’article unique de la proposition de loi prévoit la mise en place d’un impôt plancher sur la fortune (IPF) pour les personnes dont le patrimoine est supérieur à 100 millions d’euros. Dès lors que la somme des impositions qu’elles versent au titre de l’impôt sur le revenu, de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus, de la contribution sociale généralisée, de la contribution au remboursement de la dette sociale et de l’impôt sur la fortune immobilière, serait inférieure à 2 % de leur patrimoine, ces personnes devraient verser la différence entre cette somme d’impositions et 2 % de leur patrimoine. Ce dispositif s’inspire d’une proposition établie par l’économiste Gabriel Zucman dans un rapport publié en juin 2024, en réponse à une commande de la présidence brésilienne du G20 en février 2024. [1]

Qui la soutient ?

Cette proposition de loi portée par des députées du groupe Écologiste et social a été adoptée à l’Assemblée nationale : 116 voix pour venant de la gauche, 39 contre, et une abstention du Rassemblement National. Le Sénat, majoritairement à droite, a rejeté cette proposition.

Un bon nombre d’économistes de renom soutiennent cette proposition : Thomas Piketty [13], Olivier Blanchard, Jean Pisani-Ferry [3], etc. Sept Prix Nobel d’économie ont signé une tribune dans le journal Le Monde intitulée : « Avec l’impôt sur les ultrariches, la France peut montrer la voie au reste du monde ». [25]

Qui serait concerné par cette taxe, et combien rapporterait-elle ?

Selon son promoteur, cet impôt, qui devrait toucher 1800 foyers fiscaux (bien moins que l’ancien Impôt de solidarité sur la fortune) pourrait rapporter de l’ordre de 20 milliards d’euros. Mais Gabriel Zucman admet une marge d’erreur de 5 milliards, estimée sur la base du classement des fortunes du magazine Challenges, faute de données officielles pour le calculer. D’où une fourchette de 15 à 25 milliards. [1][11]

Le constat : sur la régressivité ou progressivité du système fiscal français

Le constat fait par les défenseurs de cette proposition de loi est le suivant : «l’ensemble des Français acquittent environ 50 % de leurs revenus en impôts et cotisations sociales, tous prélèvements compris, ce chiffre tombe à 27 % pour les milliardaires, soit presque deux fois moins. Il s’agit là d’une violation du principe constitutionnel d’égalité devant l’impôt.». [2][3]
Problème : ces chiffres ne font pas l’unanimité.

Les plus aisés ne paient pas leurs impôts de la même manière que le Français moyen

27 % pour les milliardaires : d’où vient ce chiffre ?
  • Le chiffre de 27% concerne les ultra-riches (les 0,0002 % les plus aisés). Il vient d’une étude de l’Institut des politiques publiques (IPP) de juin 2023 [4], qui étudie chez les 10% les plus aisés l’imposition de leur revenu économique (qui se distingue du traditionnel revenu fiscal de référence en intégrant notamment les revenus non distribués des sociétés qu’ils détiennent.)
  • À partir de cette nouvelle mesure, les auteurs démontrent que le taux d’imposition globale apparaît progressif jusqu’à des niveaux élevés de revenu puis devient régressif pour le sommet de la distribution : il atteint en effet 46 % pour les foyers les 0,1% des plus riches puis descend à 26% pour les 0,0002% les plus riches.
  • Ce taux plus faible d’imposition des plus hauts revenus s’explique par le fait que l’imposition des bénéfices des sociétés est plus faible que l’imposition des revenus personnels.
    Taux effectif de l’imposition sur le revenu économique du dernier décile selon l’IPP
    Figure 1 : Taux effectif de l’imposition sur le revenu économique du dernier décile selon l’IPP
D’où vient la fortune des ultras riches ?

Si pour la plupart des Français, leur patrimoine est principalement constitué d’immobilier (du moins pour les ménages situés entre le 4e et le 9e décile de la distribution de patrimoine), pour le dernier décile, le patrimoine est principalement professionnel et financier (titres de propriété d’entreprise). [5] Cette fortune échappait à l’ISF (Impôt sur la fortune) et échappe aujourd’hui à l’IFI (Impôt sur la Fortune Immobilière), les biens professionnels étant exclus de l’assiette.

Ainsi, la fortune des ultrariches repose essentiellement sur la valorisation de titres de société, cotées en Bourse ou non. Ces montants ne représentent pas du cash sur un compte en banque, ni même la somme des valeurs comptables des biens de l’entreprise, mais bien la confiance des marchés financiers dans les bénéfices futurs de l’entreprise : ces titres restent volatils et relativement peu liquides. Néanmoins, ces richesses confèrent à leurs détenteurs une capacité politique bien supérieure à un citoyen quelconque. Il est possible d’établir la valorisation financière d’une entreprise dans le cadre d’une imposition : c’est ce qui est pratiqué pour définir le montant de l’impôt sur les successions.

Ces fortunes ont progressé ces dernières années selon des estimations faites par des magazines comme Forbes ou Challenges. Une valorisation financière qui augmente engendre une plus-value : celle-ci n’est taxée que lorsqu’elle est réalisée. Les plus-values latentes ne sont pas taxées (et sont même effacées au moment des successions) et continuent à être capitalisées. M. Zucman a estimé le chiffre d’une croissance des grandes fortunes depuis 40 ans de l’ordre de 8 % par an. [1]

Ce patrimoine permet à ses détenteurs de financer leur train de vie en minorant leurs revenus, grâce à des crédits lombard : les prêts sont garantis par leurs actifs financiers auprès de la banque. La taxe “Zucman” est présentée comme une taxe sur les revenus présumés : une personne très riche qui reporte un faible revenu imposable est présumée gagner un revenu économique non capté par la loi fiscale.

La structuration du patrimoine des contribuables les plus aisés peut permettre de générer peu de revenu imposable

Comme l’explique Gabriel Zucman dans son rapport, les deux moyens les plus répandus pour éviter de soumettre les revenus à l’imposition sont l’évitement de la distribution de dividendes et de réalisation de gains en capital, ainsi que l’utilisation de holdings et de structures similaires [26] (une holding est une société qui détient des participations dans d’autres sociétés sans intervenir directement dans leurs activités).

On peut noter que ne pas distribuer de dividendes mais réinvestir les profits peut ne pas relever uniquement d’une volonté de diminuer le revenu fiscal, mais bien d’une stratégie de développement économique de l’entreprise. Si les dividendes sont versés, ils le sont à partir des bénéfices après paiement de l’IS (Impôt sur les Sociétés).

Les revenus placés dans des holdings ne sont donc pas soumis à l’IRPP (Impôt sur le Revenu des Personnes Physiques). Dans d’autres pays comme les États-Unis, ces revenus non distribués sont taxés. Mais en France, la jurisprudence constitutionnelle a statué : un revenu n’est imposable que s’il est réalisé. [15][12]

27 % : Un chiffre à la méthodologie critiquable

Les revenus sortis des holdings (sous forme de dividendes ou de plus-values) sont assujettis au prélèvement forfaitaire unique (PFU). Se servir de ses biens professionnels à des fins personnelles est illégal : c’est un abus de biens sociaux.

Il est donc problématique d’évaluer la progressivité de l’imposition des revenus du capital à partir d’une approche statique, c’est-à-dire en omettant l’imposition nécessairement impliquée par la consommation future. [1]

De plus, d’après l’économiste Antoine Levy [6], le fameux taux de 27% des milliardaires calculé dans la note de l’IPP [4] est lui-même artificiellement bas, pour plusieurs raisons.

D’abord, ils sont les seuls au revenu duquel est ajouté dans la note de l’IPP le bénéfice non distribué des sociétés dont ils sont actionnaires. Le même exercice d’attribution n’est pas fait pour le reste de la population, pourtant actionnaire (souvent exonéré de fiscalité via assurance-vie et PEA), majorant artificiellement le revenu des riches et pas celui des autres, et minorant inversement le taux d’imposition des riches mais pas celui des autres.

Enfin, la possibilité de lisser au cours du temps l’impôt sur les sociétés par les mécanismes de report en avant et en arrière conduit mécaniquement à une minoration artificielle des taux d’imposition pour les plus « riches » dans une année donnée, en particulier pour les activités aux bénéfices les plus volatils.

À cela, Gabriel Zucman répond qu’« il n’y aucune raison de penser que les milliardaires débourseront des sommes importantes à quelque moment que ce soit. », en raison des techniques d’optimisation auxquelles ils ont recours. [24]

Pour les 90% restants des Français, il est difficile d’affirmer que le système serait régressif

  • Le chiffre de 50 % d’imposition de «l’ensemble des Français» (hors milliardaires), qui vient d’une autre étude, a été critiquée par d’autres économistes (libéraux et hétérodoxes) [7] pour plusieurs raisons, notamment :
    Le fait de considérer des cotisations sociales contributives comme étant un impôt, alors qu’elles peuvent être considérées comme un salaire différé (droits au chômage et à la retraite).
  • Le revenu pris en compte dans le calcul du taux d’imposition ne prend en compte que le revenu primaire et pas les transferts sociaux. Pour faire simple, en calculant ainsi, un ménage qui ne perçoit que des allocations sociales aurait un revenu primaire nul, et aurait un taux d’imposition infini s’il consomme et paie de la TVA ! 
  • Le système fiscal français apparaît bien comme étant progressif une fois la redistribution prise en compte, encore plus si on compte les services rendus par les services publics. [8][9][10]

    Figure 2 : Progressivité du système de distribution (source : @fipaddict [8])

Tout ceci n’invalide pas le fait que les plus modestes sont davantage prélevés en proportion de leurs revenus primaires que les plus aisés, notamment à cause des cotisations sociales plafonnées ou de la TVA, et que cela puisse être perçu comme une forme d’injustice.

Ni que les plus fortunés ont plus de facilité à contourner l’impôt, et que le système fiscal français pourrait entraîner une forme de régressivité au plus haut sommet de la distribution des revenus.

Le rendement de cet IPF est loin d’être certain

Dans un contexte budgétaire tendu, où il faut à la fois quelques 40 milliards d’euros pour réduire le déficit, et trouver de quoi financer les armées, la transition écologique, etc., mettre à contribution les plus aisés est une option tout à fait acceptable, et qui n’est pas incompatible avec un effort sur les dépenses. Mais ce rendement, entre 15 et 25 Mds € d’après Gabriel Zucman, est-il pour autant assuré ? Ce ne serait pas la première fois qu’une taxe sur la richesse rapporte beaucoup moins que prévu : la taxe sur les yachts a rapporté 80 fois moins que prévu ! [20]

Tout d’abord, le ciblage de cet impôt sur un nombre réduit de foyers le rend particulièrement sensible aux comportements d’évitement de l’impôt :

  • Le risque d’exil fiscal, auquel Zucman répond de deux manières : «D’abord, il s’appuie sur des études économiques pour constater qu’elle s’est révélée marginale. Mais, c’est un gros point de faiblesse de son argument, aucune ne porte sur une telle taxe qui inclut le patrimoine professionnel. François Mitterrand lui-même avait renoncé à l’intégrer en instaurant son Impôt sur les grandes fortunes (IGF) au début des années 1980. Ensuite, il a prévu une « exit tax » qui rattraperait les contribuables à l’étranger pendant cinq ans. Une garantie insuffisante, considère Amélie de Montchalin. « Le rendement sera assuré pendant cinq ans via l’exit tax, mais la sixième année nous n’aurions ni le rendement, ni l’exit tax, ni les entreprises », alerte l’ancienne représentante de la France à l’OCDE, institution au sein de laquelle elle a plaidé pour l’instauration d’un tel impôt, mais uniquement dans un cadre international.». [11]
  • Le problème de la valorisation du patrimoine : «Pour Laurent Bach, l’un des auteurs de l’étude de l’IPP sur laquelle s’appuie Gabriel Zucman, le risque n’est pas tant l’exil fiscal. « Quand on vise un petit nombre de personnes tout en haut de la distribution, le plus gros risque, c’est que des méthodes très puissantes d’évitement soient utilisées. Si on commence à taxer plus le patrimoine, les personnes visées vont s’arranger pour qu’il devienne plus difficile à mesurer », prévient ce professeur de finance d’entreprise à l’Essec. Pour lui, le principal risque est que la taxe Zucman n’atteigne jamais le rendement promis. Une entreprise comme CMA-CGM, contrôlée par la famille Saadé, par exemple, n’est pas cotée. « Le problème de valorisation est important. Bien sûr, il y a toujours une valeur minimum taxable, mais elle ne correspondra pas à la valeur de marché et sera peut-être décevante par rapport au rendement attendu. Dans le cadre d’un contentieux fiscal, je ne suis pas sûr que l’on puisse utiliser les mêmes méthodes que les valorisations faites par le magazine Challenges, qui s’appuient sur des comparables en admettant leurs imperfections. On va se retourner vers l’actif net comptable et il sera très difficile, pour le fisc, de le contester », prévient-il.» [11]
  • Sur 20 milliards de rendement espéré (fourchette haute), 11 seraient acquittés par 4 familles (les détenteurs de grosses capitalisations comme LVMH, L’Oréal, Hermès…). [11]
    Comme écrit dans une note du think tank Terra Nova : «Qui peut sérieusement penser qu’elles ne mettraient pas au travail les meilleurs constitutionnalistes et experts du droit européen et du droit fiscal pour trouver une organisation plus appropriée, quitte à se déplacer ou à déplacer des activités qui justement ont pour caractéristique commune d’être des entreprises mondiales qui ne sont reliées à la France que par moins de 10 % de leur chiffre d’affaires ? On peut dire que cela n’a pas d’importance. Mais alors il ne faut pas compter sur les rentrées fiscales.» [12]

D’autres problèmes, plus opérationnels, existent.

Dans certains cas (probablement limités), il peut survenir des problèmes de liquidité :

  • La liquidité peut être un réel problème pour les personnes ayant un faible revenu économique, par exemple lorsque l’imposition vise des personnes propriétaires d’actions avec un faible rendement. C’est le cas de start-ups qui peuvent avoir une valorisation financière très élevée ( basée sur l’anticipation de potentiels revenus futurs) sans pour autant dégager des bénéfices immédiats pour payer l’impôt.
  • Il serait possible de forcer les détenteurs de capital à céder des parts, mais cela poserait d’autres problèmes : la valorisation peut être très liée aux actionnaires au capital. Par exemple, des concurrents pourraient entrer au capital lors de la revente des actions. Les prêter n’aurait pas plus de sens, alors que la valorisation d’une société non cotée et basée sur la confiance en son futur (et en ses dirigeants) est hautement volatile (et donc la valeur de ses actions).
  • Certains seraient incités à se verser d’importants dividendes uniquement pour payer cet impôt, au détriment du développement de l’entreprise et des salariés.
  • D’autres pourraient recourir à des prêts pour payer l’impôt, mais est-ce bien raisonnable ?
  • Étaler les paiements comme cela se fait pour l’impôt sur les successions ? Une succession est ponctuelle, et non pas annuelle et cumulée.

D’autres mécanismes viendraient réduire le rendement de la taxe :

  • Une taxe de 2% réduirait la valeur de cette fortune, réduisant mécaniquement par un tel effet de valorisation les recettes fiscales d’autant, et ce avant même toute forme d’évitement fiscal ou de réaction comportementale des agents concernés. [6] Cela est cependant contestable selon Zucman et Piketty [13], qui affirment que la croissance moyenne des grandes fortunes est de 8% par an. Selon le magazine Challenges, le patrimoine cumulé par les 500 plus gros propriétaires d’entreprises et leur famille a été multiplié par 9,3 entre 2003 et 2023.
  • Si les biens professionnels sont dans l’assiette, alors il est contestable (mais pas impossible) de ne pas prendre en compte l’impôt sur les sociétés dans le calcul de l’impôt plancher – la raison pour laquelle les dividendes et les revenus du travail sont traités différemment, c’est d’ailleurs qu’ils ont été imposés précédemment à l’IS. Or la prise en compte de l’IS pour le calcul de l’impôt plancher conduirait à une franche diminution de son rendement, puisque selon les calculs de M. Levy, celui-ci n’atteindrait plus que 2 ou 3 milliards d’euros. [1][6]

Les effets d’un tel impôt sur l’économie et le comportement des personnes

Les impôts n’ont pas pour seul effet de générer des recettes, ils ont également des effets distorsifs. Un exemple explicite : on taxe le tabac pour désinciter sa consommation. D’autres exemples : les taxes sur les externalités négatives (comme le carbone) sont censées compenser leurs effets négatifs et réduire l’assiette.

Désincitation à l’entreprenariat et l’innovation

Dans le cas de la taxe «Zucman» : une taxe assise sur la valorisation des entreprises taxe davantage les start-ups innovantes et risquées que les entreprises matures et sans risque, les premières pouvant être amenées à payer avant même d’être imposées sur leurs bénéfices futurs, avant de payer sur leur valorisation et sur leurs bénéfices une fois réalisées. Cette distorsion économique, d’une taxation plus forte des activités innovantes et risquées, est distincte du problème de liquidité des actionnaires de licornes. [6][14]

Impact sur la gouvernance des entreprises

On peut envisager que l’impôt soit payable en nature, en cédant ou hypothéquant des actions auprès de l’État. Il faudrait mesurer les effets de cette possibilité sur le comportement des investisseurs et entrepreneurs : cela dissuaderait-il l’investissement risqué et la création de start-ups en France ? À 1h30 de Paris, Bruxelles offrirait un environnement fiscal moins contraignant…

En outre, cela risque de porter atteinte à la stabilité de l’actionnariat de l’entreprise, que l’État décide d’intervenir dans la gouvernance de l’entreprise ou non, que l’État garde ces titres ou les revende aux salariés ou à d’autres investisseurs nationaux résidents.

La France serait un cas unique au monde

Zucman a défendu l’instauration d’une telle taxe au niveau mondial. Cependant, il affirme que des mesures unilatérales efficaces peuvent être mises en œuvre par un pays agissant seul. [16] Ainsi, la France pourrait continuer à imposer des personnes après leur départ.

La coopération fiscale mondiale est difficile : récemment, les pays du G7 ont accepté de vider de sa substance une grande partie de l’accord d’impôt minimal mondial de 15 % sur les multinationales suite aux pressions du gouvernement Trump. [17]

Certaines personnes soutiennent une taxation des plus grandes fortunes uniquement si elle se fait à l’échelle mondiale. [27]

La constitutionnalité de cette proposition

La jurisprudence constitutionnelle oblige à assortir l’imposition du patrimoine d’un mécanisme de plafonnement en fonction du revenu fiscal, sauf à fixer un taux suffisamment bas (0,5% sans, 1,8% avec). [1]. Une solution pourrait être de modifier la Constitution en ajoutant une condition d’hypothèque sur le patrimoine pour ne pas mettre en difficulté ceux qui manqueraient de liquidité.

Aspirations

Après avoir procédé à un examen objectif de la situation via des constats appuyés par des données empiriques et provenant de sources multiples, nous pouvons nous poser sur les aspirations. L’aspiration est la force intérieure, la tendance profonde qui pousse quelqu’un vers un idéal ou une meilleure situation.  Quel est le monde dans lequel nous souhaiterions vivre ? Décrivons ce qu’elles pourraient être.

L’impôt est juste

Comme vu dans les constats, s’appuyer sur les rendements de ce nouvel impôt pour financer des politiques publiques serait risqué. En revanche, cet impôt répondrait de manière plus certaine à une autre aspiration, qui pourrait être bien perçue chez une partie de la population : fixer une limite à la richesse individuelle. Derrière cette aspiration se trouve la réduction des inégalités, mais aussi la limitation du pouvoir des ultrariches sur notre démocratie, les médias, etc.

Aspirons-nous à ce que la progressivité de l’impôt soit maintenue jusqu’aux contribuables les plus fortunés ? Nul doute que cela permet de renforcer le consentement citoyen à l’impôt et au pacte social. Un impôt plancher sur la fortune irait dans ce sens d’une aspiration vraisemblablement majoritaire en France.

L’impôt permet de générer le plus de recettes possibles… ou faire disparaître les ultra riches ?

Il est tout à fait possible de fixer un taux d’imposition si élevé qu’il en devient dissuasif, réduisant volontairement la base taxable. Ce choix revient à ne plus chercher à maximiser les recettes, mais à limiter la concentration extrême de la richesse. Ainsi, une taxation infinie au-dessus d’un certain seuil de richesse équivaudrait à une interdiction de posséder davantage, à rendre impossible l’existence de milliardaires. Elle dissuaderait la formation de fortunes démesurées dans les pays où elle serait appliquée.

Notons que ce n’est pas l’objectif annoncé de la taxe Zucman. Par ailleurs, pour qu’elle contribue durablement aux finances publiques, il faudrait que les ultra-riches continuent d’être… ultra riches. En outre, si des partis souhaitent en finir avec le capitalisme, ils feraient mieux de proposer d’autres mesures plus radicales. [18]

Néanmoins, il est intéressant de noter que dans un livre coécrit en 2019 avec Emmanuel Saez, «Le triomphe de l’injustice» [19], il est écrit que :
«des gouvernements démocratiques peuvent raisonnablement choisir d’appliquer aux riches des taux supérieurs à ceux qui maximisent les recettes fiscales – c’est-à-dire pourquoi détruire une partie de l’assiette fiscale peut être dans l’intérêt de la collectivité.»

Les auteurs prennent l’exemple de Roosevelt et des taux quasi confiscatoires qui ont existé aux États-Unis.

La France par rapport au reste du monde

Aspirons-nous à montrer l’exemple pour que le reste du monde s’aligne sur nos standards, ou préférons-nous rester compétitif, attractif pour les capitaux et entrepreneurs ?

Acceptons-nous l’économie telle qu’elle existe aujourd’hui : ouverte, mondialisée, sans restriction sur les mouvements de capitaux ?

L’économie

Faut-il accepter la nature distorsive de la taxe sur l’investissement sur les entreprises innovantes et risquées ? 

Quelle doit être la place du public et du privé dans l’investissement ?

La gouvernance des entreprises

L’entreprise est-elle plus un bien commun qui peut être socialisé, ou la propriété de ses fondateurs et/ou actionnaires ?

Quelle place accorder aux salariés dans le capital de l’entreprise et la prise de décision ?

Propositions

Les constats derrière la proposition de cet impôt sont contestables. La régressivité de l’impôt sur tous les Français ou sur les plus aisés dépend de la méthode de calcul. Le rendement attendu est loin d’être garanti. Les aspirations de justice fiscale sont tout à fait louables et sont certainement majoritairement partagées. D’autres aspirations, sur les limitations de richesse ou la propriété des entreprises, mériteraient d’être débattues plus profondément, en dehors des questions de fiscalité.

Ainsi, la proposition telle qu’elle a été défendue au Parlement semble peu efficace, voire contre-productive, au vu du cadre juridique et économique existant, et du monde dans lequel nous vivons. Il est possible de formuler plusieurs propositions alternatives qui repartent des constats et aspirations énoncés précédemment. Certaines sont pragmatiques et visent à répondre aux aspirations dans l’immédiat, en partant du monde tel qu’il est, sans bouleverser le système existant. D’autres sont plus idéalistes, et correspondent à une vision de la société telle qu’elle pourrait être.

Ajuster les paramètres de cet impôt plancher sur la fortune

Plusieurs écueils de la proposition de loi peuvent être atténués en modifiant les paramètres de l’impôt.

Tout d’abord, il semble nécessaire de conserver dans l’assiette les biens professionnels. Exonérer les actifs professionnels (comme dans la proposition de contribution différentielle sur les hauts patrimoines défendue par le gouvernement Bayrou et la ministre Montchalin) reviendrait à recréer une forme d’ISF et à exonérer ce qui constitue l’essentiel de la fortune des ultrariches. Notons que d’autres biens sont souvent exonérés des impôts sur la fortune, comme l’art : mais est-ce justifié ?

Un taux plancher conforme à la jurisprudence constitutionnelle pourrait être de 0,5%. En outre, un taux plus bas réduirait les incitations à échapper à l’impôt.

Le seuil d’entrée de cet impôt pourrait être plus bas : il pourrait être à 20 millions d’euros pour moins dépendre d’un nombre limité de contribuables.

Pour ne pas pénaliser les détenteurs d’entreprises qui manquent de liquidité, il est possible de permettre explicitement le paiement en nature en cédant des actions sans droit de vote à l’État. Cela a été envisagé par Gabriel Zucman. Il faudrait accepter une présence accrue de l’État dans le secteur économique privé.

Cette taxe ne doit pas voir son rendement surestimé, comme pour la taxe sur les yachts [20] ou encore la nouvelle contribution différentielle sur les hauts revenus. [23] La proposition ici présente se rapproche de celle formulée par le think tank Terra Nova, et pourrait rapporter 4 Mds € (en sortant l’IS du calcul de l’impôt plancher). [12]

Enfin, il faudrait accepter le caractère désincitatif de cet impôt sur l’investissement dans des activités risquées. Cela pourrait être le prix à payer pour quelques milliards d’euros de recettes supplémentaires dans les prochaines années, et le sentiment d’une meilleure justice fiscale.

Taxer les héritiers, notamment leurs plus-values latentes

En France, la part de la fortune héritée dans le patrimoine total représente désormais 60 % contre 35 % au début des années 1970. L’âge moyen des héritiers est aujourd’hui d’environ 50 ans, contre 30 ans au début du siècle dernier.  Le top 1 % des héritiers d’une cohorte peut désormais obtenir, par une simple vie de rentier, un niveau de vie supérieur à celui obtenu par le top 1 % des « travailleurs ». Pour parvenir tout en haut de la distribution des niveaux de vie, il devient quasiment impératif d’avoir la chance d’hériter.

Économiquement, une taxation très forte des successions avec harmonisation européenne à un seuil de patrimoine suffisamment élevé (supérieur à 5M€) serait pertinent. Taxer les héritages est une idée soutenue par des économistes de tous bords, qu’ils soient libéraux ou hétérodoxes. [28][29]

La fiscalité française sur les successions a la particularité d’effacer les plus-values latentes. [12] Explication : Lorsque l’actif reçu est vendu, la plus-value imposable est calculée par différence entre le prix de vente et le prix retenu précédemment pour le calcul des droits de succession ou de donation et non le prix d’acquisition de l’actif par le défunt ou par le donateur.  Cet avantage, qui bénéficie d’abord aux plus fortunés, pourrait être supprimé sans obstacle juridique. Cette imposition des plus-values latentes héritées pourrait rapporter de 2 à 4 Mds€ par an.

Une autre manière de rétablir la justice fiscale : permettre aux foyers modestes de payer moins d’impôts sur le capital, sans passer par des holdings

« Surtaxer le patrimoine comme le propose Gabriel Zucman est un remède pire que le mal. Il serait plus efficace et plus juste d’imposer la consommation des revenus du capital », défendent Jean-Baptiste Michau et Victor Fouquet dans cette tribune aux Échos. [21] Les auteurs relèvent une «injustice fiscale» :

Les petits investisseurs supportent la flat tax à 30 % qui, sur 75 euros de dividendes versés, s’élève donc à 22,5 euros. Sur 100 euros de profits distribués par l’entreprise, 47,5 euros sont donc prélevés. Or les plus gros investisseurs peuvent placer leurs profits dans une holding afin d’échapper à la flat tax. En théorie, ils la supportent lorsque les montants détenus sortent de la holding ; en pratique, il leur est possible de transmettre la holding à leurs enfants dans des conditions fiscales avantageuses, sans « rattrapage » de la flat tax.

L’idée est la suivante : «réformer la fiscalité des revenus du capital afin de donner la possibilité à tous les épargnants de bénéficier des avantages d’une holding. Les comptes d’épargne seraient dissociés des comptes courants. L’argent investi ou réinvesti sur les comptes d’épargne ne serait pas fiscalisé, seuls les transferts des comptes d’épargne vers un compte courant demeurant assujettis à la flat tax. Les épargnants ne paieraient d’impôts sur leurs revenus du capital qu’au moment où ils les dépenseraient, comme c’est le cas pour les milliardaires disposant de holdings. […] Plutôt que de taxer les moteurs de la prospérité que sont le travail et le capital, il serait plus juste et plus efficace de taxer la consommation, c’est-à-dire la richesse que chacun retire du système économique.»

Cette proposition ne touche pas à la progressivité de l’impôt des ultrariches, mais d’une autre manière, offre plus de justice fiscale, sans avoir à toucher aux holdings.

Aller plus loin qu’une simple « exit tax » ?

Thomas Piketty propose d’aller plus loin que l’exit tax de la proposition de loi : « à partir du moment où l’on a bâti sa fortune en s’appuyant sur les infrastructures du pays, son système éducatif et sanitaire, il n’y a aucune raison que l’on échappe aussi vite aux charges communes permettant de financer le système en question. On pourrait décider, par exemple, d’appliquer l’impôt en fonction du nombre d’années passées en France. ». [13]

Un rapport parlementaire LFI – Modem sur la fraude et l’évasion fiscale a proposé « d’étudier la possibilité de recourir à des formes de prêts à remboursement contingent comme moyen de contribution à la solidarité nationale pour les expatriés fiscaux sans raisons légitimes. ». « Le prêt à remboursement contingent est un prêt dont le remboursement n’est exigible que dans les périodes où le revenu de l’emprunteur dépasse un certain seuil. Le système de PARC a été proposé à l’origine par Milton Friedman [1955] afin de financer les investissements en capital humain (et notamment des droits d’inscription dans l’enseignement supérieur). […] ». [22]

Plafonner les écarts de patrimoine directement sans passer par la fiscalité

Dégager des recettes fiscales sans distordre notre modèle économique est utile. Mais si l’aspiration est celle d’un changement radical de système, alors il faut formuler des propositions radicalement différentes de celles ci-dessus.

Pour mettre fin à l’existence des ultrariches (du moins en France), sans contrevenir à la loi, il faudrait que ce soit permis dans la plus haute hiérarchie des normes : la Constitution. Cela passerait par adopter le limitarisme [a] : il est nécessaire d’imposer des limites, par exemple sur la richesse, et le pouvoir qui en découle. Une telle restriction aurait sans doute des conséquences importantes sur notre modèle économique, la propriété des entreprises, et irait jusqu’à remettre en question le capitalisme.

Notre position : dépasser la taxe Zucman, encadrer le pouvoir économique

Taxer les très grandes fortunes ne doit pas relever d’un réflexe punitif, mais d’un rééquilibrage du pouvoir économique dans la société. Nous refusons le double mensonge d’un rendement miracle et d’un impôt « moral » inefficace.

Nous soutenons donc le principe d’un impôt plancher sur les très hauts patrimoines, mais à condition qu’il soit :

  • assis sur une base juste et mesurable (incluant les biens professionnels),
  • conforme au droit constitutionnel,
  • assorti de garde-fous sur la liquidité et les effets pervers sur l’innovation,
  • intégré dans une stratégie plus large de lutte contre la concentration excessive de pouvoir économique, y compris par une réforme de la fiscalité successorale.

L’objectif n’est pas de faire disparaître les milliardaires par décret, mais de bâtir une société où le pouvoir économique ne permet plus de court-circuiter le contrat social et les règles communes.

Dans cet esprit, Équinoxe réfléchit à la pertinence de dispositifs comme une fiscalité sur les plus-values latentes héritées, un plafonnement constitutionnel des écarts de patrimoine (dans une logique de limitarisme mesuré [b]), ou encore des outils pour faciliter la montée en puissance des salariés dans la gouvernance des entreprises.

Notes

[a] Le limitarisme, proposé par la philosophe Ingrid Robeyns, désigne l’idée qu’il est légitime de fixer une limite supérieure à la richesse individuelle pour protéger la démocratie et réduire les inégalités.
[b] Une version « mesurée » de ce concept, plus compatible avec le cadre institutionnel français, pourrait inspirer des propositions réalistes de plafonnement patrimonial.

Sources

  1. Dossier législatif Sénat :
    https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl24-380.html
    a/ Rapport législatif :
    https://www.senat.fr/rap/l24-689/l24-6891.html 
  2. Gabriel Zucman : « Les très riches ne paient que 2 % d’impôt sur le revenu » | Alternatives Economiques
  3. Olivier Blanchard, Jean Pisani-Ferry et Gabriel Zucman : « Nous partageons le constat qu’un impôt plancher sur les grandes fortunes est le plus efficace face à l’inégalité fiscale »
  4. Quels impôts les milliardaires paient-ils ? | Institut des Politiques Publiques – IPP
  5. En vingt ans, les inégalités de patrimoine se sont accrues, en lien avec la hausse des prix de l’immobilier | INSEE 
  6. Fil d’Antoine Levy, économiste :
    1. y a-t-il une logique aux justifications par la “régressivité” du système: NON.
    2. quelle forme de capital est la plus fortement ciblée: les investissements innovants, risqués, et de long-terme
    3. des estimations de recettes 2 à 10 fois trop hautes. (1/n)
    https://xcancel.com/LevyAntoine/status/1935393023787155862#m 
  7. L’ensemble des Français payent-ils vraiment 50 % d’impôts, contre 27 % pour les milliardaires, comme l’affirme l’économiste Gabriel Zucman ? – Libération
  8. https://xcancel.com/fipaddict/status/1934680209263087776#m :
    Deux visions de la progressivité du système de redistribution
    Si le taux de prélèvements est relativement stable tout au long de la distribution des niveaux de vie, les transferts qu’ils permettent de financer bénéficient fortement aux plus modestes.
  9. https://xcancel.com/ZemmourMichael/status/1398267157641895938#m
    Taux de prélèvement sur revenus avec et sans transferts
  10. https://xcancel.com/FrancoisGeerolf/status/1934218583749583064#m 
  11. Le mirage budgétaire de l’impôt Zucman sur les ultras-riches – l’Opinion 
  12. https://tnova.fr/economie-social/finances-macro-economie/quel-rendement-peut-on-rellement-attendre-de-la-taxation-des-plus-fortunes    
  13. Thomas Piketty : « Ce qui frappe parmi les opposants à l’impôt sur les ultrariches, c’est leur absence totale de perspective historique » 
  14. https://xcancel.com/sc_cath/status/1933153954411520230#m 
  15. https://xcancel.com/FouquetVictor/status/1932719961190863253#m :
    le principe constitutionnel d’égalité devant l’impôt interdit précisément de faire ce que vous proposez avec cet IPF, c’est-à-dire définir une assiette fiscale « sans lien avec les facultés contributives » en y incorporant des revenus qui n’ont pas été effectivement perçus et qui, dans certains cas, pourront ne jamais l’être !
  16. Taxation mondiale des milliardaires : « L’inégalité fiscale alimente la défiance envers les institutions » | Le Monde 
  17. Taxation mondiale des multinationales : Trump impose au reste du monde l’exemption des entreprises américaines | Le Monde 
  18. Pourquoi “taxer les riches” ne doit pas être notre réponse à tout | Frustrationmagazine.fr 
  19. Extraits du livre «Le triomphe de l’injustice» :
    https://xcancel.com/FerghaneA/status/1933252380805771735#m 
  20. 60.000 euros en 2024: pourquoi la taxe sur les grands yachts ne rapporte presque rien (entre 80 et 160 fois moins qu’espéré) | BFMTV 
  21. « Taxe Zucman : vrai problème, mauvaise solution » | Les Echos 
  22. Rapport d’information, n° 2246, sur l’impôt universel – 15e législature – Assemblée nationale 
  23. La contribution sur les hauts revenus pourrait rapporter seulement 1,2 milliard d’euros, contre 2 milliards attendus – Libération 
  24. Comment taxer les ultrariches ? Cadrer le débat sur l’impôt plancher | Le Grand Continent 
  25. « Avec l’impôt sur les ultrariches, la France peut montrer la voie au reste du monde » : le plaidoyer de sept Prix Nobel d’économie pour la taxe Zucman | Le Monde 
  26. Comment Bernard Arnault a accumulé plus de 18 milliards d’euros sans (quasiment) payer d’impôts | L’Informé 
  27. Une taxation des plus riches «a un sens si elle est mondiale», affirme Emmanuel Macron
  28. Pourquoi l’héritage est mal vu des économistes | Challenges
  29. Pourquoi les économistes défendent une plus forte taxation de l’héritage | Alternatives Economiques  

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